VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT (2)

Publié le par N.L. Taram

Voyage au bout de la nuit 

Louis-Ferdinand Céline  Jacques Tardi (Dessinateur)

 

 
Notre vie est un voyage
Dans l'hiver et dans la Nuit,
Nous cherchons notre passage
Dans le ciel où rien ne luit.
 
Chansons des Gardes Suisses 1793

…………..

Pour être bien vus et considérés, il a fallu se dépêcher dare-dare de devenir bien copains avec les civils parce qu'eux, à l'arrière, ils devenaient, à mesure que la guerre avançait, de plus en plus vicieux. Tout de suite j'ai compris ça en rentrant à Paris et aussi que leurs femmes avaient le feu au derrière, et les vieux des gueules grandes comme ça, et les mains partout, aux culs, aux poches.

On héritait des combattants à l'arrière, on avait vite appris la gloire et les bonnes façons de la supporter courageusement et sans douleur.

Les mères, tantôt infirmières, tantôt martyres, ne quittaient plus leurs longs voiles sombres, non plus que le petit diplôme que le Ministre leur faisait remettre à temps par l'employé de la Mairie. En somme, les choses s'organisaient.

Pendant des funérailles soignées on est bien tristes aussi, mais on pense quand même à l'héritage, aux vacances prochaines, à la veuve qui est mignonne, et qui a du tempérament, dit-on, et à vivre encore, soi-même, par contraste, bien longtemps, à ne crever jamais peut-être... Qui sait ?

Quand on suit ainsi l'enterrement, tous les gens vous envoient des grands coups de chapeau. Ça fait plaisir. C'est le moment alors de bien se tenir, d'avoir l'air convenable, de ne pas rigoler tout haut, de se réjouir seulement en dedans. C'est permis. Tout est permis en dedans.

Dans le temps de la guerre, au lieu de danser à l'entresol, on dansait dans la cave. Les combattants le toléraient et mieux encore, ils aimaient ça. Ils en demandaient dès qu'ils arrivaient et personne ne trouvait ces façons louches. Y a que la bravoure au fond qui est louche. Être brave avec son corps ? Demandez alors à l'asticot aussi d'être brave, il est rose et pâle et mou, tout comme nous.

Pour ma part, je n'avais plus à me plaindre. J'étais même en train de m'affranchir par la médaille militaire que j'avais gagnée, la blessure et tout. En convalescence, on me l'avait apportée la médaille, à l'hôpital même. Et le même jour, je m'en fus au théâtre, la montrer aux civils pendant les entractes. Grand effet. C'étaient les premières médailles qu'on voyait dans Paris. Une affaire!

C'est même à cette occasion, qu'au foyer de l'Opéra-Comique j'ai rencontré la petite Lola d'Amérique et c'est à cause d'elle que je me suis tout à fait dessalé.

Il existe comme ça certaines dates qui comptent parmi tant de mois où on aurait très bien pu se passer de vivre. Ce jour de la médaille à l'Opéra-Comique fut, dans la mienne, décisif.

A cause d'elle, de Lola, je suis devenu tout curieux des États-Unis, à cause des questions que je lui posais tout de suite et auxquelles elle ne répondait qu'à peine. Quand on est lancé de la sorte dans les voyages, on revient quand on peut et comme on peut...

 

Au moment dont je parle, tout le monde à Paris voulait posséder son petit uniforme. Il n'y avait guère que les neutres et les espions qui n'en avaient pas et ceux-là c'étaient presque les mêmes. Lola avait le sien d'uniforme officiel, et un vrai bien mignon rehaussé de petites croix rouges partout, sur les manches, sur son menu bonnet de police, coquinement posé de travers toujours sur ses cheveux ondulés. Elle était venue nous aider à sauver la France, confiait-elle au directeur de l'hôtel, dans la mesure de ses faibles forces, mais avec tout son cœur! Nous nous comprîmes tout de suite, mais pas complètement toutefois, parce que les élans du cœur m'étaient devenus tout à fait désagréables. Je préférais ceux du corps, tout simplement. Il faut s'en méfier énormément du cœur, on me l'avait appris et comment ! à la guerre. Et je n'étais pas près de l'oublier.

Le cœur de Lola était tendre, faible et enthousiaste. Le corps était gentil, très aimable, et il fallut bien que je la prisse dans son ensemble comme elle était. C'était une gentille fille après tout Lola, seulement, il y avait la guerre entre nous, cette foutue énorme rage qui poussait la moitié des humains, aimants ou non, à envoyer l'autre moitié vers l'abattoir. Alors ça gênait dans les relations, forcément, une manie comme celle-là. Pour moi qui tirais sur ma convalescence tant que je pouvais et qui ne tenais pas du tout à reprendre mon tour au cimetière ardent des batailles, le ridicule de notre massacre réapparaissait, clinquant, à chaque pas que je faisais dans la ville. Une roublardise immense s'étalait partout.

Cependant j'avais peu de chance d'y échapper, je n'avais aucune des relations indispensables pour s’en tirer. Je ne connaissais que des pauvres, c'est-à-dire des gens dont la mort n’intéresse personne.

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VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT (2)

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